En Syrie et en Irak, la guerre sera longue pour les Etats-Unis
« La lutte contre l'Etat islamique n'est qu'une bataille dans le combat pour le futur de l'Islam et la stabilité des pays musulmans »
Anthony Cordesman, expert américain des questions de défense
Le 16 septembre 2014 sur le site du Center for Strategic International Studies (CSIS)
Plus d'une cinquantaine de pays participent d'une manière ou d'une autre à la coalition contre l'organisation Etat islamique (Daech) en Irak et en Syrie, selon Washington. Une trentaine se sont notamment engagés à soutenir l'Irak, par tous les moyens nécessaires, y compris militaires. Le 24 septembre, à la tribune des Nations-Unies, le président des Etats-Unis Barack Obama a appelé le monde à s'unir pour « détruire » l'Etat islamique, appelant à « démanteler ce réseau de la mort ». Après avoir visé des cibles au nord et à l'ouest de l'Irak depuis le 8 août, les bombardements américains ont été étendus depuis la mi-septembre aux environs de Bagdad et en Syrie. Mais Barack Obama continue d'affirmer qu'il n'enverra pas de troupes au sol.
C'est une erreur, affirme Anthony Cordesman. Cet expert des questions de sécurité suit depuis plus de 40 ans les affaires du Moyen Orient. Ancien fonctionnaire du département d'Etat et du département ( ministère fédéral) de l'Energie, c'est un proche du sénateur John McCain, candidat du parti républicain à la présidence des Etats-Unis face à Barack Obama en 2008. Auteur prolixe, il poursuit ses recherches dans le cadre du Center for Strategic International Studies (CSIS), un important think tank basé à Washington.
Le 16 septembre 2014, dans une analyse critique, il a mis en garde l'administration Obama et le Congrès contre une approche trop timorée du conflit déclenché contre l'Etat islamique. Le 25 septembre, il a salué dans une note plus courte certaines décisions prises depuis par Barack Obama, notamment les bombardements sur le territoire syrien. Mais le texte du 16 septembre – « The campaign against the Islamic state : key issues and demands for action from the administration and Congress » – garde toute sa pertinence pour comprendre l'ampleur de la tâche que nécessitera l'ambition d'éradiquer – selon les mots de Barack Obama – les djihadistes qui se font appeler Etat islamique (Daech, en acronyme arabe).
« Les Etats-Unis sont engagés dans une guerre à haut risque »
« L'annonce par le président d'une stratégie cherchant à affaiblir et détruire l'Etat islamique – et l'acceptation de facto par le Congrès de la nécessité de se battre dans un nouveau conflit – a dorénavant engagé les Etats-Unis dans une guerre à haut risque, de faible intensité, et d'une durée indéfinie », commence-t-il. « Gagner cette guerre demandera de l'endurance, des ressources, une planification et un management efficaces, ainsi qu'un soutien politique domestique et international. L'administration Obama devra fournir une vision honnête du déroulement des combats et de leur impact sur la stabilité et la sécurité de la région ».
« La possibilité que les Etats-Unis soient une menace pour eux-mêmes »
« L'administration doit montrer qu'elle est consciente des problèmes qu'il y a à affronter cette menace, à traiter avec un 'pays hôte' aussi uncertain que l'Irak, et à s'impliquer en Syrie, où l'instabilité va durer longemps », explique-t-il. « Elle doit aussi montrer qu'elle a tiré des enseignements de certains des échecs clés endurés par les Etats-Unis dans la conduite des guerres d'Afghanistan et d'Irak, et diminuer la possibilité que les Etats-Unis soient une menace pour eux-mêmes ».
« Les incertitudes entourant notre réelle volonté »
« Les trois défis les plus immédiats pour un succès américain ne proviennent ni de l'Etat islamique ni de nos alliés », poursuit l'expert. « Ils proviennent des incertitudes entourant notre réelle volonté à fournir les ressources et les capacités de combat et de mission nécessaires pour appliquer la stratégie que nous avons annoncée ».
« 95% de la puissance de frappe aérienne devront provenir des USA »
« Le premier sujet déterminant est le niveau de force aérienne, de drones (UCAV), de missiles de croisière et de matériels adéquats que les Etats-Unis vont engager », analyse Anthony Cordesman. « Les Etats-Unis ne peuvent se contenter de 'diriger depuis l'arrière'. Au moins 95% de la puissance de frappe aérienne et de missiles – et les capacités en matière de renseignement, de ciblage et d'évaluation des frappes nécessaires pour en faire un usage efficace – devront provenir des Etats-Unis ».
« Le risque de devoir agir trop fort, trop tard »
« Les Etats-Unis doivent montrer qu'ils peuvent combiner une force de frappe décisive avec une prudente retenue », explique-t-il. « Or s'ils s'appuient sur des troupes au sol relevant d'autres autorités, cela reviendra à agir trop peu, trop tôt, avec le risque de devoir agir ensuite trop fort, trop tard. Minimiser le nombre de victimes civiles et les dommages collatéraux sera déterminant alors que l'Etat islamique recourt de plus en plus à des boucliers humains et s'installe dans des zones habitées. De même, les Etats-Unis devront pouvoir prouver en temps réel qu'ils n'ont pas utilisé une force disproportionnée ni fait un trop grand nombre de victimes innocentes, car l'Etat islamique et d'autres en feront un sujet déterminant en terme de propagande et de communication stratégique ».
« Les Etats-Unis vont-ils engager des forces terrestres? »
« Seconde question : les Etats-Unis vont-ils engager les forces terrestres limitées dont nous avons besoin? », interroge Anthony Cordesman. « Il y a de bonnes raisons de ne pas le faire, la première étant le manque total de soutien de l'opinion américaine. Plus largement, une dispersion des forces sur de vastes espaces en Irak, l'incertitude sur l'évolution de la Syrie, la perte de compétence en langues et en expertise, le fait de s'en remettre largement à des forces chrétiennes et non arabes au milieu d'une guerre civile islamique… tout cela serait le plus sûr moyen d'aller au désastre. Envoyer des troupes de combat au sol sans tenir compte des divisions ethniques et religieuses en Irak et en Syrie serait totalement stupide ».
« Des conseillers au sein des unités combattantes »
« Mais ce le serait aussi de restreindre ces forces à des missions d'entrainement et d'équipement à l'arrière », ajoute-t-il. « En Afghanistan, le commandement américain a constaté que des forces locales inexpérimentées, faibles, fraichement formées, avaient besoin de conseillers engagés avec elles au sein des unités combattantes. De telles équipes de conseillers – souvent issues des Forces spéciales et des Rangers – sont nécessaires pour aider les officiers et sous-officiers inexpérimentés au combat, rendre efficace le soutien rapproché, repérer les unités faibles, identifier les cadres qui peuvent diriger et ceux qui ne le peuvent pas. Le commandement militaire américain conseille d'engager de telles forces, pas seulement auprès des forces irakiennes mais aussi auprès de la nouvelle garde nationale sunnite, des peshmergas sunnites kurdes, et des forces rebelles syriennes que les Etats-Unis prévoient de soutenir ».
« Un risque de capture, de trahison, de pertes »
« Bien sûr, une telle présence entraine un risque de capture, de trahison, de pertes », reconnait l'expert. « Un rôle de conseil avancé entraîne inévitablement un certain niveau de participation au combat. Mais vouloir éliminer ce risque nous ferait perdre cette guerre. Les guerres précédentes ont clairement montré que la génération de forces produit peu de vrais combattants, que la corruption et les promotions politiques exigent des changements dans les chaines de commandement, et qu'il est dès lors déterminant d'avoir à l'avant des conseillers connaissant le terrain et la langue « .
« L'effort de guerre doit être financé par le pétrole irakien »
« La troisième question porte sur la façon dont les Etats-Unis vont financer cette guerre », poursuit-il. « L'effort doit être largement financés par les revenus pétroliers de l'Irak, ce qui passe par une planification civilo-militaire. Il faut une comptabilité qui opère en temps réel. Il faut contrôler les sous-traitants, la corruption et les projets inutiles et couteux que l'on a trop vu dans les précédentes guerres d'Afghanistan et d'Irak ».
« Pas de stabilité en Irak sans une forme d'unité politique »
« L'Irak, en tant que 'nation hôte', est également un défi », prévient le chercheur du CSIS. « Les progrès dans l'unité politique et civile de ce pays seront aussi déterminants pour le succès que la qualité des efforts américains. Les Etats-Unis peuvent affaiblir significativement l'Etat islamique avec des frappes aériennes, mais cela ne suffira pas pour le détruire. Aucune victoire tactique ne ramènera la stabilité tant que les Arabes chiites, les Arabes sunnites, les Kurdes et ce qui reste des autres minorités irakiennes ne se rassembleront pas dans une forme d'unité politique, une gouvernance honnête et efficace, partageant la richesse pétrolière de la nation, et progressant vers une reconstruction économique et sociale. Il faudra en rendre compte : scruter la façon dont le gouvernement central se montre capable de gagner le soutien des Arabes sunnites dans les zones influencées par l'Etat islamique, réduire les fractures entre les Arabes et les Kurdes, obtenir le soutien des voisins arabes, créer de nouvelles relations, plus stables, avec la Turquie. De même, il faut associer la Banque mondiale pour préparer une stratégie de développement significative ».
« Créer une 'garde nationale' sunnite »
« Si – et seulement si – cette stratégie politique se concrétise, alors il sera important de créer des forces militaires irakiennes crédibles », recommande-t-il. « Envoyer des conseillers américains à l'avant ne sera qu'un aspect des choses. Il faudra un plan, un budget, des systèmes de contrôle pour recréer une armée nationale irakienne que Maliki a mis tant d'efforts à affaiblir et à détruire. Cela signifie s'appuyer sur les meilleures unités, en bâtir d'autres dans la durée, dissoudre les corrompues. Cela signifie aussi créer une 'garde nationale' sunnite et des forces de peshmergas kurdes comme éléments participant à la sécurité d'une nation réunifiée ».
« La Syrie va rester dans un chaos durable »
« La Syrie est un autre aspect de la stratégie américaine qui doit être examiné sur une base honnête », prévient Anthony Cordesman. « La stratégie américaine à ce jour ne prévoit pas une réunion de l'enclave alaouite dominée par Assad à l'Ouest avec les zones contrôlées par les factions rebelles ennemies à l'Est. Elle n'offre pas d'autres perspectives à court terme que de fournir de l'aide aux réfugiés. Or – à moins d'un effondrement interne du régime Assad -, l'Etat islamique ne pourra être détruit en Syrie que par la combinaison de mouvements rebelles hostiles entre eux et qui sont souvent composés de djihadistes à peine moins pire que lui. Les élements modérés doivent être, certes, soutenus mais il n'y aucune chance à court terme qu'ils puissent dominer l'Est tenu par les rebelles. La Syrie va donc rester dans un chaos durable. Les Etats-Unis, leurs alliés, la région et le monde vont devoir vivre avec la persistance du djihadisme et de l'extremisme islamique, quel que soit le sort de l'Etat islamique. Il faut même se préparer à ce que le djihadisme et l'extrèmisme islamique se répande dans toute la région ».
« Les alliés arabes sont trop divisés »
« C'est pourquoi les Etats-Unis doivent travailler avec la Jordanie, l'Arabie saoudite, les Emirats arabes unis et tout autre partenaire arabe pour essayer de créer les conditions d'un changement de cette réalité » conseille-t-il. « Les alliés arabes limiteront probablement leur implication jusqu'à ce qu'ils voient que les Etats-Unis sont vraiment prêts à s'impliquer et que l'Irak est vraiment en train de se transformer. Mais ils sont trop divisés pour montrer une réelle unité dans la lutte contre le djihadisme ».
« La puissance européenne clé, c'est la Turquie »
« Les puissances européennes auront, elles, un rôle limité », estime l'expert. « La puissance européenne clé, c'est la Turquie. Elle pourrait avoir un rôle déterminant dans l'arrêt du flux d'argent, de marchandises, de volontaires étrangers et autres 'lignes de vie' qui soutiennent l'Etat islamique. Mais il est peu vraisemblable qu'elle agira de façon décisive, étant donné ses tensions politiques internes, ses problèmes avec les Kurdes, son commerce avec l'Etat islamique, ses problèmes avec les Etats-Unis et ses difficultés au sud de son territoire ».
« Le djihadisme ne pourra être battu qu'au niveau religieux et idéologique »
« Il faudra pourtant que les alliés produisent des efforts beaucoup plus importants si la bataille contre l'Etat islamique progresse militairement », poursuit-il. « Le djihadisme et l'extrèmisme islamique armé ne pourront être battus qu'au niveau religieux et idéologique. Cela ne peut être réalisé que par des musulmans, des Etats musulmans et – dans ce cas – par des Etats ayant une solide identité arabe. Dans ce contexte, les Etats-Unis doivent clairement savoir qui est un vrai partenaire et qui représente un problème ».
« La situation n'a fait qu'empirer depuis les soulèvements de 2011″
« En fait, l'autoritarisme et la défaillance des dirigeants, la corruption et la mauvaise gouvernance, le chomage et la poussée démographique des jeunes n'ont fait qu'empirer depuis les soulèvements de 2011″, conclut Anthony Cordesman. « Les luttes religieuses et idéologiques qui interagissent avec cette situation s'étendent aujourd'hui des Philippines au Maroc et de l'Afrique sud-saharienne aux territoires musulmans de Russie et de Chine. L'Etat islamique n'est qu'une bataille dans le combat pour l'avenir de l'islam et la stabilité des pays islamiques. Si les Etats-Unis veulent réussir à créer un large cadre de stabilité, à sécuriser les exportations mondiales de pétrole, et à assurer leur place dans l'économie mondialisée, ils doivent oeuvrer avec leurs alliés musulmans – et autres – et tirer de la présente lutte contre l'Etat islamique des enseignements qui leur seront utiles dans une guerre qui sera beaucoup plus longue ».
Pour aller plus loin
- La version intégrale du texte d'Anthony Cordesman publié le 16 septembre 2014 sur le site du Center for Strategic International Studies (en anglais);
- La dernière note de synthèse d'Anthony Cordesman publiée le 25 septembre 2014 sur le site du Saudi-US Relations Informations Service (en anglais);
- Le discours de Barack Obama devant l'assemblée générale des Nations-Unies le 24 septembre 2014;
- Le discours de Barack Obama dans lequel il annonce que les Etats-Unis vont s'impliquer pour « affaiblir, et ultimement détruire » l'Etat islamique, le 10 septembre 2014; (en anglais)
- Le blog Paris Planète du 8 août 2014 : « Erdogan président, une page se tourne en Turquie »;
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