dimanche 30 avril 2017

​​Al Azhar, fragile interlocuteur musulman du Vatican - Islam - La Vie

​​Al Azhar, fragile interlocuteur musulman du Vatican - Islam - La Vie

Si Rome s'appuie sur la grande institution de l'islam sunnite dans sa volonté de développer le dialogue avec le monde musulman, celle-ci essuie un flot de critiques dans une Égypte menacée par l'État islamique.

Pour Al Azhar, c'est une consécration qui ne pouvait tomber à un meilleur moment. Lors de sa visite officielle au Caire les 28 et 29 avril prochain, le pape François rencontrera le président égyptien Abdel Fattah El Sissi, le pape copte orthodoxe Tawadros II, mais aussi et surtout le grand imam d'Al Azhar, le Sheikh Ahmed El Tayeb. Après des années de froid entre le Vatican et la grande institution de l'islam sunnite, les relations entre ces deux interlocuteurs incontournables du dialogue interreligieux se sont réchauffées avec l'arrivée à Rome d'un pape a priori plus libéral sur les questions doctrinales et d'un réformateur autoproclamé à Al Azhar, réchauffement concrétisé par la visite de ce dernier au Vatican en mai 2016.

Torrent de blâmes

En Égypte pourtant, les griefs ne manquent pas contre Al Azhar. Comme après l'attaque contre l'église Saint-Pierre et Saint-Paul du Caire en décembre 2016, le double attentat contre des lieux de culte coptes à Tanta et à Alexandrie le 9 avril, jour de la fête des Rameaux, tous revendiqués par l'État islamique, a provoqué un torrent de blâmes contre cette institution. Journalistes et intellectuels l'accusent de passivité face à la propagation des idées extrémistes, voire d'entretenir les discours haineux envers les communautés non sunnites à travers l'université d'Al Azhar mais surtout les innombrables instituts qui forment de l'école primaire au lycée des centaines de milliers de jeunes à travers le pays.

En Égypte, le drame des Coptes crée un choc national

Parmi les contempteurs d'Al Azhar, les musulmans libéraux, souvent stigmatisés par l'institution comme des promoteurs éhontés de la laïcité voire de l'athéisme, se font davantage entendre que les chrétiens, qui s'expriment généralement de façon plus discrète. « On parle tout le temps de l'État islamique mais il faut dire que c'est d'abord Al Azhar qui nous qualifie d'infidèles qui méritent la mort », s'agace Mikhael Nagy, un jeune fidèle copte du Caire, encore bouleversé par la dernière série d'attentats antichrétiens.

Dès notre plus jeune âge, on nous apprend que la guerre contre les infidèles est légitime.

Si la grande institution sunnite condamne systématiquement les attentats et les violences contre la communauté copte, « son enseignement ne permet pas de prévenir le terrorisme, bien au contraire, juge un étudiant de l'université d'Al Azhar qui requiert l'anonymat. Dès notre plus jeune âge, on nous apprend que la guerre contre les infidèles est légitime et que l'action violente de type terroriste n'est pas a priori contraire aux bases fondamentales de l'islam. En fait, le Coran et les textes sont enseignés à des enfants sans l'explication et l'analyse qui permettrait d'éviter les idées extrémistes. »

Manque de force intellectuelle

« Depuis plus d'un millénaire, Al Azhar délivre un enseignement modéré aux musulmans, se défend Mohamed Abdel Atty Abbas, doyen de la faculté des études islamiques à l'Université d'Al Azhar. Nous devons adapter nos programmes à chaque temporalité et espace spécifiques. Nous n'éludons pas ce problème. Plus de 300 experts indépendants examinent chaque année le contenu des manuels comme les techniques d'enseignement afin de les améliorer. Si l'Égypte échappe à un scénario à l'irakienne ou à la syrienne, c'est grâce à la présence stable d'Al Azhar qui, contrairement aux accusations, contient le terrorisme et l'empêche de se répandre davantage. »

Donnant des gages à ce discours d'ouverture, l'université d'Al Azhar multiplie les initiatives en particulier dans le domaine du dialogue interreligieux, comme cette caravane de la paix qui a sillonné la France en octobre 2016 ou ce séminaire sur la lutte contre le fanatisme organisé au Caire en février 2017 avec le Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux du Vatican et la commission du dialogue d'Al Azhar.

Dialogue islamo-chrétien : Al-Azhar renoue avec le Vatican

Basée dans la capitale égyptienne, l'Institut dominicain d'études orientales (Idéo), un centre unique de recherche sur les sources de la civilisation arabo-musulmane, est devenu un partenaire privilégié. « Les dirigeants d'Al Azhar ont une conception familiale de l'islam, éloignée des tendances les plus politisées qui se font entendre actuellement dans le monde, estime son directeur, le frère Jean Druel. Mais la Masheikha [siège du Sheikh] a toujours été assez peu combative, dépourvue de force intellectuelle puisqu'aucun n'effort n'est déployé pour organiser cette pensée, chaque sheikh d'Al Azhar s'estimant légitime pour s'exprimer sur les questions religieuses. C'est la grande faiblesse d'Al Azhar, de se reposer sur son prestige et son autorité acquise sans avoir su opposer un discours aux salafistes ou aux groupes politisés comme les Frères musulmans. Et il n'est pas certain que la Masheikha exerce un contrôle effectif sur l'université et les instituts d'enseignement. »

Tensions avec la présidence

Depuis son arrivée au pouvoir en mai 2014, le maréchal Abdel Fattah Al Sissi, qui a fait du renouvellement du discours religieux l'un de ses chevaux de bataille, n'hésite pas à tancer publiquement la pusillanimité d'Al Azhar. Dans un discours prononcé fin 2014 devant les leaders de l'institution, le chef de l'État les a littéralement mis au défi de « révolutionner » l'islam face au danger des groupes extrémistes. Si le Sheikh Ahmed Al Tayeb a soutenu le coup d'État militaire qui a provoqué la chute des Frères musulmans en 2013 et conduit le maréchal Al Sissi à la tête de l'Égypte, la tension entre les deux hommes ne faiblit pas ces derniers mois. Sur les prêches du vendredi ou le divorce, le président souhaite un contrôle plus étroit quand le grand imam semble favoriser le statu quo.

Le conseiller spécial pour les affaires religieuses du président Al Sissi, Oussama Al Azhari, ou encore son ministre des Awqafs (chargé des questions islamiques), Mohamed Mokhtar Gomaa, sont régulièrement mobilisés pour relayer le discours du chef de l'État. Dernière humiliation en date : l'annonce faite par le président Al Sissi, le soir du double attentat du dimanche des Rameaux, de la création d'un Conseil suprême de lutte contre le terrorisme et l'extrémisme, défiant Al Azhar et son certes peu probant Observatoire chargé de surveiller les publications des groupes terroristes sur Internet, créé en 2015.

« Il n'existe pas de divergences fondamentales entre Al Azhar et l'État dans la mesure où la première n'est pas indépendante par rapport à l'autre, rappelle toutefois Hassan Nafaa, célèbre professeur émérite de sciences politiques à l'Université du Caire. Si l'on veut véritablement amorcer un renouveau du discours religieux permettant de lutter en profondeur contre le terrorisme, il faudrait s'appuyer sur une institution parfaitement indépendante de l'État et de ses contingences politiques, ce qui n'est pas le cas d'Al Azhar. Et en réalité, c'est précisément sur le terrain du renouveau du discours religieux, où il semble se poser en rival, que le grand imam agit en fait comme un employé au service de l'État et du président qu'il est juridiquement et effectivement ».
 


Qu'est-ce qu'Al Azhar ?
Mosquée fondée en 970, Al Azhar est devenue une gigantesque institution regroupant pléthore d'organismes. À leur tête, la « Masheikha », siège du grand imam, actuellement le Sheikh Ahmed El Tayeb, constitue une instance resserrée, sous contrôle étroit du sheikh entouré de plusieurs conseillers. Parmi les composantes essentielles d'Al Azhar, l'université du même nom, accueille quant à elle plus de 500.000 étudiants dont quelque 30.000 étrangers venus de 100 pays dans diverses facultés, des sciences islamiques à l'ingénierie. À de rares exceptions, seuls les élèves ayant suivi leur scolarité dès la primaire dans les instituts d'Al Azhar présents dans toute l'Égypte peuvent s'inscrire à cette université. Al Azhar est composé d'autres organismes importants, tel que son organe magistériel, le Conseil suprême des Oulémas.



Envoyé de mon iPhone JTK 

samedi 29 avril 2017



http://www.oasiscenter.eu/fr/articles/dialogue-interreligieux/2017/03/15/le-fanatisme-et-l-interpr%C3%A9tation-des-textes?utm_campaign=Le+Vatican+et+al-Azhar+contre+l%E2%80%99extr%C3%A9misme+-+Newsletter+n.+4+-+2017&utm_medium=Email&utm_source=CamoNewsletter

jeudi 20 avril 2017

/EGYPTE - Rejet des accusations de philo extrémisme de la part de l’Université d’al-Azhar

 
Le Caire (Agence Fides) – L'Université d’al-Azhar, le principal centre académique de l’islam sunnite, rejette avec force les critiques et attaques reçues au cours de ces derniers jours de la part d’hommes politiques et d’intellectuels égyptiens, qui montrent du doigt les programmes de ses cours d’enseignement, les accusant de contiguïté avec les idéologies aberrantes adoptées par le terrorisme djihadiste. Dans un communiqué officiel diffusé le 18 avril, le Conseil suprême des chercheurs d’al-Azhar a voulu réaffirmer noir sur blanc que « la charia interdit toute attaque contre des êtres humains, quelque soit leur religion et leur credo » et que l’islam oblige également les musulmans à protéger tous les lieux de culte et à traiter avec bienveillance les non musulmans.
 En ce qui concerne les accusations plus détaillées concernant les programmes d’enseignement de l’Université sunnite, le communiqué des « sages » tient à faire remarquer que « les programmes d’al-Azhar sont les seuls qui enseignent l’islam de manière appropriée, favorisant la paix et la coexistence pacifique entre musulmans et non musulmans, comme en témoignent des millions de diplômés qui ont été et continuent à être des avocats de paix et de fraternité ». Présenter l’enseignement imparti à al-Azhar comme une incitation au terrorisme – peut-on lire dans le communiqué parvenu à l’Agence Fides – représente « une déformation de l’histoire de l’Egypte et une trahison vis-à-vis des consciences des égyptiens ».
Les déclarations des chercheurs d’al-Azhar ont suscité de nouvelles critiques de la part d’intellectuels tels que l’écrivain Khaled Montasser, qui a qualifié le communique de « dernier clou mis au cercueil de l’Etat de droit en Egypte » alors que, de son côté, l’intellectuel copte Naguib Gabriel, responsable de l’Union égyptienne pour les droits fondamentaux, a noté que le problème des programmes d’enseignement ne concerne pas seulement les cours impartis à al-Azhar mais également les livres et les cours relatifs à l’étude de la langue arabe, qui contraignent également les étudiants non musulmans à mémoriser des versets du coran et des dictons du prophète Mahomet.
Peut-être également en réponse à la série de critiques reçues, l’Université d’al-Azhar a intensifié ces jours derniers ses condamnations des violences subies par les chrétiens en Egypte, alors que s’approche la Conférence internationale de paix convoquée au Caire par cette même institution pour le 28 avril prochain, laquelle verra la participation du Pape François et du Patriarche œcuménique de Constantinople, Bartholomé I. (GV) (Agence Fides 20/04/2017)

lundi 17 avril 2017

Comment la France a traité l’islam et les musulmans

http://orientxxi.info/magazine/comment-la-france-a-traite-l-islam-et-les-musulmans,1767

Comment la France a traité l’islam et les musulmans

DES LUMIÈRES AUX DÉBATS ACTUELS

La construction du « problème musulman » en France ne peut se comprendre sans remonter à l’histoire des relations entre la France, l’islam et la langue arabe, « langue du Coran », depuis les Lumières. Une histoire imprégnée par le catholicisme, même quand on se réclame de la laïcité.




La construction du « problème musulman » en France ne peut se comprendre sans remonter à l’histoire des relations entre la France, l’islam et la langue arabe, « langue du Coran », depuis les Lumières. Une histoire imprégnée par le catholicisme, même quand on se réclame de la laïcité.
Évoquer l’histoire de l’islam et des Français musulmans en France pour comprendre sa situation actuelle nécessite un examen des discours tenus sur eux depuis le XVIIe siècle, le siècle des Lumières. Ainsi, l’islam constituerait un obstacle en soi, d’où la nécessité de le réformer ou plutôt de le « gallicaniser »1, voire de créer un nouveau schisme en islam puisque la structure cléricale est inconcevable en islam. L’allégeance des musulmans à la oumma (communauté des croyants) ferait obstacle à la laïcité et à l’intégration des valeurs républicaines. Le statut juridico-social des femmes musulmanes aurait pour origine le Coran. Enfin, « le vivre-ensemble » serait quasi inconcevable car menacé par la violence intrinsèque à l’islam (les djihads) et par la vindicte envers les autres religions monothéistes inscrite dans les textes fondamentaux de l’islam.
La langue arabe, considérée par les musulmans comme une langue sacrée, est aussi considérée comme un véhicule de l’islamisation ou de la réislamisation des populations issues de l’ancien empire musulman. Son enseignement en France a toujours été problématique, voire sujet à interdiction au cours de certaines périodes.
Les positions défendues par les uns et les autres dans ces débats ne dépendent pas, tant s’en faut, des clivages habituels entre religieux et laïques, monarchistes et républicains, ni des appartenances aux familles politiques, qu’elles soient de droite ou de gauche, mais du rapport au religieux, plus précisément à la religion chrétienne, à la sécularisation et à la laïcité — d’emblée posée comme modèle universel.

VOLTAIRE DÉFENSEUR DE L’ISLAM

Pourtant, la construction de ce modèle laïque universel a débuté en France en posant l’islam d’abord comme modèle d’inspiration, avant d’être érigé en contre-modèle devant obligatoirement être réformé, voire détruit. Au siècle des Lumières, Voltaire par exemple, pour mieux attaquer le catholicisme, présente l’islam comme une religion tolérante, fondée sur le libre arbitre, et son prophète Mohammed comme un législateur pondéré, conquérant et luttant contre les superstitions. Les femmes musulmanes sont alors présentées comme bénéficiant d’un statut égalitaire accordé par le Coran et par conséquent comme plus libres que les femmes occidentales, etc.
Cet orientalisme islamisant d’avant la Révolution française de 1798, dont la préoccupation première est la réforme du rapport entre le politique et le religieux en France, pose les jalons des débats sur l’islam, religion et langue, dans la mesure où l’approche se fait par le truchement du Coran dont les traductions commencent à paraître dès cette époque. Ce premier orientalisme présente la religion musulmane comme plus « naturelle » que la religion catholique. Dès lors, un lien direct est établi entre l’islam et les études bibliques, études des langues de la Bible, études philologiques. Tout le discours sur la tolérance de la religion musulmane, sa vocation à l’universel et sa capacité à se régénérer y trouve sa source. Il prend fin avec l’expédition d’Égypte puis l’expédition d’Algérie de 1830, quand la mobilisation pour lutter contre le conquérant se fait au nom de l’islam par des appels au djihad.
Le second orientalisme est un orientalisme arabisant qui commence à se développer avec la IIe République, alors que se développe la colonisation de l’Algérie. Il abandonne le regard bienveillant à l’égard de l’islam et de sa civilisation des premiers orientalistes chrétiens des Lumières pour redéfinir le rapport à l’islam et aux musulmans dans les colonies et aux premiers musulmans installés en France au début du XIXe siècle. L’objet n’est plus le Coran lui-même, mais les études arabes qui, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, sont un sous-ensemble des études bibliques, utiles à l’histoire sainte et à la théologie. La connaissance de la langue arabe, au XIXe siècle, n’est plus seulement l’affaire des religieux et des missionnaires ; elle devient aussi celle des laïcs, qui formeront un courant puissant durant la seconde moitié du XXe siècle, après les décolonisations, y compris à l’université et dans la recherche publique.

ÉTUDIER L’ARABE POUR DOMINER

L’intention politique cachée derrière les études arabes demeure la compréhension du Coran en vue de la domination des sociétés arabo-musulmanes. Face à la résistance algérienne qui mobilise au nom de l’islam c’est un magistrat, Charles Solvet qui le premier, en 1846, vulgarise le concept de djihad en concept de « guerre sainte ». Et l’intérêt pour la maîtrise de la langue arabe par les Français aboutit très vite en Algérie au remplacement des maîtres arabes par des maîtres français dans les établissements d’enseignement public, parallèlement à un abandon de l’arabe dans l’enseignement scolaire et son remplacement par le français. Les Français de la seconde génération installés en Algérie, contrairement à leurs prédécesseurs, abandonnent la langue arabe usuelle au profit du français. Quant aux musulmans, ils sont cantonnés à l’enseignement religieux en arabe.
Cette politique en Algérie finit par reléguer la langue arabe au rang de langue morte après 1870. Ainsi, on met fin à la créolisation de la société franco-algérienne (plutôt européenne-algérienne) qui commençait à se manifester, aussi bien par la langue, les conversions à l’islam, les mariages mixtes avec ou sans conversion et jusqu’à la libération des mœurs. Au même moment, en France et au Proche-Orient (grâce aux liens tissés depuis la première génération d’orientalistes islamisants avec les communautés chrétiennes), et sous l’influence du développement des sciences sociales, tout un réseau d’institutions scientifiques se constitue pour former des personnels scientifiques et militaires voués à l’accompagnement de la conquête coloniale (en particulier l’École d’Alger, l’École pratique des hautes études, les écoles coloniales en France et en Algérie). Dès 1841, on propose parallèlement la construction de collèges arabes à Paris et à Alger et la construction de mosquées à Paris et à Marseille. Les destins de l’islam et de la langue arabe sont scellés dès cette époque.
Parmi les questions liées au culte musulman aujourd’hui en France, on retrouve inévitablement celle de l’enseignement de la langue et des études arabes. Le rapport de Rachid Benzine, Catherine Mayeur-Jaouen et Mathilde Philip-Gay rendu aux ministères de l’intérieur et de l’éducation nationale le 16 mars dernier sur la formation des cadres religieux musulmans constitue l’affirmation la plus récente de la continuation de cette double tradition orientaliste. Et sur l’amalgame entretenu entre d’une part, la langue et les études arabes et d’autre part, la théologie musulmane, dans la mesure où la formation des imams ne peut relever que d’instituts de théologie inexistants en France et dont on se garde de prononcer même le nom de crainte de devoir en envisager la possibilité2.
Les débats sur les projets de construction de mosquées et d’enseignement de l’arabe aux indigènes réapparaissent dès l’installation du protectorat sur la Tunisie en 1881, et en plein débat sur la laïcité en France. Ils se poursuivent jusqu’au vote de la loi de séparation des Églises et de l’État en 1905, avant de disparaître de la scène publique. Ils ne reprendront qu’en pleine première guerre mondiale, qui voit le retour des catholiques sur la scène politique française et la constitution du premier embryon de ce qui deviendra en 1944 le Mouvement républicain populaire (MRP) regroupant divers courants démocrates chrétiens3.

LE « GALLICANISME » DES ORIENTALISTES

Les musulmans installés en France se voient alors appliquer un statut équivalent à celui de dhimmi4, autrefois imposé aux minorités juives et chrétiennes en terre d’islam. La France le reprendra à son compte en Algérie via le Code de l’indigénat. Mais l’impossibilité de l’appliquer en métropole se traduit pour les travailleurs musulmans jusqu’en 1938 par la privation de leurs droits sociaux — entendu qu’ils n’avaient pas de droits politiques, bien que soumis au même régime fiscal que leurs homologues français. Leur intégration n’est pas pensée et seuls quelques dizaines d’entre eux suivent des cours du soir en français. L’encadrement se fait par les équipes sociales nord-africaines qui les disputent aux institutions d’administration directe à l’algérienne.
Mais le but des politiques n’est pas tant de christianiser les Français musulmans (quoique l’idée ne soit jamais absente) que de « gallicaniser » l’islam, dès lors que le projet d’un califat musulman sous domination française a avorté. Toute la génération des grands orientalistes, de Louis Massignon à Jacques Berque, qui a vu le jour avec la Grande Guerre et continué après la seconde guerre mondiale jusqu’à la fin des années 1970 s’y emploiera.
La décolonisation met fin à l’appellation de « Français musulmans ». On en revient à celle de « Nord-Africains » ou « Arabes », « Français musulmans » étant réservé aux harkis. Toutefois, l’ensemble des musulmans présents en France continue de constituer un réservoir à mobiliser pour les catholiques et les protestants dès qu’il est question de « porter atteinte » à des « valeurs » liées au droit de la famille, à l’école privée, etc. La demande proprement religieuse ne vient pas des populations immigrées, mais des intellectuels musulmans d’origine algérienne formés par les orientalistes chrétiens, tels Mohammed Arkoun, Jamal Eddine Bencheikh, Ali Merad et le réformateur d’origine pakistanaise, Mohammed Hamidullah qui crée en 1963 l’Association des étudiants islamiques de France qui comprend des convertis.

MUSULMANS D’ABORD

Le retour de l’islam dans la politique française se fait simultanément avec le surgissement sur la scène internationale de l’islam politique, après la révolution iranienne de 1979 et la loi sur le regroupement familial de 1975, coïncidant avec l’accueil de nombreux réfugiés politiques maghrébins qui prennent en charge le destin de l’immigration maghrébine. Une immigration devenue largement citoyenne, qui fait son entrée sur la scène politique via le syndicalisme, parfois pour ses revendications d’égalité sociale. Dès lors, on renoue avec la tradition des réunions de la Commission interministérielle des affaires musulmanes et du Haut-Comité méditerranéen (1911-1962) sur les questions religieuses liées à la pratique cultuelle en France, en définissant les citoyens issus des premières générations d’immigrés et les nouveaux arrivants comme globalement musulmans pratiquants. La première réunion sur l’islam — qui exclut les citoyens musulmans — se tient en 1982 sous un gouvernement de gauche, avec la secrétaire d’État à la famille Georgina Dufoix, en même temps que le déclenchement des polémiques sur l’enseignement de la langue arabe dans les établissements publics.
Les Français musulmans, eux, ne sont presque pas entendus dans ces débats. Ceux qu’ils se sont choisis pour les représenter sont rejetés quasi unanimement, à la fois par la classe politique et par les intellectuels. On leur préfère soit les représentants des gouvernements des pays d’origine (officiels, associations, amicales, etc.) à qui on laisse volontiers la gestion de la question cultuelle, soit des hommes et des femmes politiques intégrés aux appareils politiques et qui tiennent des discours conformes à ceux tenus par leurs partis sur l’islam et les musulmans. Ou encore, des intellectuels qui réactualisent sans la moindre distance la production orientaliste chrétienne — l’écrivain Abdelwahab Meddeb en est l’exemple le plus édifiant — ou nationaliste des années 1950 des intellectuels algériens en particulier, tel Sadek Sellam. Ainsi, les Français issus de l’immigration de deuxième et troisième génération, qui ont une demande autre : celle de la fin du racisme, illustrée magistralement par la Marche pour l’égalité (1983), se sont trouvés acculés à s’identifier comme musulmans alors que leur revendication est d’être reconnus comme éléments de la diversité ou de multiples appartenances. D’autre part, la société française, incapable de reconnaître son racisme et d’y faire face, préfère la représentation d’une communauté musulmane homogène pour le justifier, tout en agitant à nouveau la question d’un islam qui devrait être réformé pour pouvoir être intégré.
La production scientifique et intellectuelle sur la place de l’islam et les musulmans en France depuis la fin des années 1980, qu’elle soit pour ou contre une institutionnalisation de l’islam en France, marque ce changement de paradigme. Au couple racisme-immigration qui a prévalu des années 1960 au début des années 1980 s’est substitué le couple islam-laïcité, qui renoue avec les mêmes débats que ceux tenus sur l’islam et les musulmans depuis l’époque des Lumières jusqu’à la fin des colonisations.