« Le monde arabe est un monde croyant »
Najwa M. Barakat, romancière libanaise
Mercredi 20 mai 2015, dans un café du 5° arrondissement
L'interprétation des textes fondateurs de l'Islam est un enjeu crucial dans le monde arabe et dans les pays majoritairement musulmans. Certains y puisent les arguments d'une sagesse patiente et pacificatrice; d'autres la justification de terribles violences.
Najwat M. Barakat s'est emparée de ce sujet dans un ouvrage paru en 2004 au Liban et traduit en 2015 en français, La Langue du Secret. Dans ce livre qui emprunte au style du roman policier, un monastère soufi et le village qui le jouxte sont brutalement chamboulés par le vol d'un coffret contenant un objet sacré. Un inspecteur vient enquêter au sein de la communauté religieuse qui se consacre habituellement à l'étude ésotérique des lettres de l'alphabet arabe, sous la houlette d'un grand maître. Jusqu'au jour où le pouvoir que ce dernier tire de ses 'révélations' est contesté.
Une conversation avec Najwa M. Barakat sur ce sujet conduit à de fréquents allers-retours entre le roman et l'actualité du monde arabe. Ainsi, ce matin-là, dans un café donnant sur une paisible placette du 5° arrondissement.
« Certains veulent fermer l'accès aux textes »
« Le grand maître de cette communauté veut imposer sa vision du monde », décrit-elle. « Il affirme que le fondement de toutes les sciences est contenu dans le sens caché des lettres. Il ajoute évidemment qu'il n'est pas donné à tout le monde de pouvoir accéder au sens supérieur des textes sacrés. À l'inverse, le libraire du village pense que même les simples d'esprit ont droit à leur propre interprétation. Il y a là deux écoles quant au rapport entre le savoir et le pouvoir. Aujourd'hui aussi, certains veulent fermer l'accès aux textes. D'autres estiment que chaque croyant peut se les approprier et les réinterpréter ».
« L'arabe, invention humaine ou création de Dieu? »
« Ce conflit est durci par un autre enjeu sur le statut de la langue arabe », ajoute l'écrivaine. « Est-elle une invention humaine ou une création de Dieu? Le débat dure depuis des siècles dans le monde arabe. Croire que c'est une création divine peut conduire à un littéralisme catégorique ».
« La voie soufie »
« Dans cette quête de l'interprétation, le soufisme représente une voie proche de la kabbale juive ou d'un certain érémitisme chrétien : dans l'ascèse, on recueille la parole de Dieu », précise-t-elle. « Il faut se retirer et ouvrir son cœur à la révélation divine. Ce n'est pas vraiment conforme à la tradition orthodoxe de l'islam sunnite ».
« On assiste à la mise à mort d'une culture »
« Mon livre a été publié en 2004 mais beaucoup de gens ont l'impression qu'il reflète l'actualité de ces dernières années, avec l'obscurantisme qui se propage », constate-t-elle. « Le monde arabe aujourd'hui affronte un cataclysme quotidien, un déluge terrible. On dirait une corrida, la mise à mort devant des spectateurs d'une culture, d'un projet civilisationnel. Dans les années 2000, on avait eu le sentiment de vivre une certaine renaissance arabe. Il y avait de très belles prémisses, on se réveillait d'une hibernation de 400 ans. Mais c'est comme si ce big bang avait débouché depuis 2011 sur un grand trou noir, une faillite à tous les niveaux ».
« Je me définis comme une chrétienne musulmane »
« Moi, dans ce contexte, ma seule patrie, c'est ma langue », soupire Najwa M. Barakat. « On s'accroche aux mots, on se protège avec eux. Je me définis personnellement comme une chrétienne musulmane, c'est-à-dire une chrétienne libanaise de culture musulmane. Je suis les deux, c'est ma richesse. Je suis orientale et aussi un peu occidentale dans ma façon de voir les choses. L'occident est un héritage qui est la propriété de tous ».
« Pourquoi renierais-je la diversité qui me constitue »
« Mes parents sont originaires de Bcharrié, le village du poète Khalil Gibran », raconte-t-elle. « C'est un village de tradition maronite, une Église orientale rattachée à Rome dont la langue liturgique est le syriaque tandis que le reste de la messe est dit en arabe. J'ai grandi à Beyrouth dans un quartier où il y avait de tout : gens de la ville et gens de la campagne, maronites, musulmans, Arméniens, Circassiens. Pourquoi aujourd'hui renierais-je cette diversité qui me constitue, cette part intrinsèque de moi « ?
« J'adore la langue arabe »
« J'adore la langue arabe, je lis le Coran, qui est un texte, un livre exceptionnel », insiste l'écrivaine. « Je pense que les premiers musulmans ont adopté l'islam parce qu'ils sont tombés amoureux de ce livre qui ne ressemblait à aucun autre. Entendre une belle récitation du Coran, c'est comme écouter la Callas. Il parle autant à l'esprit qu'au cœur, tous deux se mettant en devoir de l'interpréter ».
« Comment revisiter le Coran? »
« Comment revisiter le texte, le déconstruire, en prendre ce qui nous parle aujourd'hui, tout en respectant sa beauté? », interroge-t-elle. « Les musulmans savent que le Coran date d'une certaine période historique, qu'on peut minimiser l'importance de certaines sourates. Tôt ou tard, cela va se décanter. Mais en attendant, le prix que la région paie est vraiment terrible. L'Islam va connaitre des moments très durs. Il est au creux de la vague. Peut-être faudra-t-il attendre que le projet obscurantiste que certains croient salutaire aille au bout de sa réalisation : ils découvriront alors que c'est une impasse, que cela conduit au néant, que leur perception de Dieu n'est plus de mise. Il y a un rapport au sacré qu'il faut transformer ».
« Ne pas plonger dans la frénésie de la laïcité »
« Ce n'est pas l'islam en tant que religion qui est en cause », assure la chrétienne libanaise. « C'est sa manipulation à des fins politiques. La solution, l'enjeu, c'est de séparer le sacré et le politique, l'État et la religion, sans pour autant plonger dans la frénésie de la laïcité. Le monde arabe est un monde croyant. Le spirituel et le sacré y comptent beaucoup. L'être humain a besoin d'enchantement, d'une dimension spirituelle à sa vie. L'Occident a tué Dieu mais il reste orphelin, le deuil du père n'en finit pas. Là-bas, au Moyen Orient, on ne vit pas, on survit, dans la guerre, la crise économique, les dictatures, les monarchies arriérées… mais le relationnel est beaucoup plus fort entre les gens ».
« Sans Dieu, l'homme est capable du pire »
« Je suis, moi, dans la lignée de Dostoïevski pour qui, sans Dieu, l'homme est capable du pire », tranche-t-elle. « Le sacré est inhérent à la nature humaine. Même si on a inventé Dieu, il nous est indispensable dans ce qu'il porte comme idéal, comme espoir de transcender la nature humaine. Le sacré est du côté de la culture, des arts, de la civilisation. Bâtir, peindre, jouer d'un instrument, c'est tendre vers l'être supérieur. Il y a un questionnement qui me travaille et que je travaille depuis que j'ai fui la guerre civile libanaise en 1985 : qu'est-ce qui fait que des gens bien, bons, éduqués, basculent un jour dans une barbarie absolue. Au moindre problème, notre cerveau reptilien semble reprendre le pouvoir ».
« D'un côté, l'obscurantisme, de l'autre, une modernisation superficielle »
« Aujourd'hui, le monde arabe est en souffrance, c'est un cauchemar qui se réalise », déplore Najwa M. Barakat. « Il est écartelé entre deux tendances. D'une part l'obscurantisme, l'extrémisme, religieux ou autre, qui est près à dicter sa loi par les armes; d'autre part, une volonté de modernisation mais dans l'ordre du superficiel, de la superstructure – gratte-ciels, codes vestimentaires et modes de vie à l'occidentale… Les gens habitent des corps déchirés entre le rêve et la réalité, entre le vouloir et le pouvoir. Les mentalités se paupérisent ».
« L'homme est suicidaire »
« C'est ainsi », conclut-elle. « C'est cette mécanique réaction/révolution que le monde emprunte depuis toujours. Le propre de l'être humain est d'être au bord du précipice et de ne se récupérer qu'au dernier moment. L'homme est suicidaire, il n'arrête pas de reproduire la même erreur ».
Pour aller plus loin
- La recension du roman La Langue du secret parue dans La Croix du 27 mai 2015;
- La tribune « Reconnaître la diversité des visages de l'islam », du P. Adrien Candiard, membre de l'Institut dominicain d'études orientales au Caire, parue le 27 janvier 2015 dans La Croix;
- Une déclaration signée par des dizaines de « laïcs issus du monde islamique » et mise en ligne sur le site Mediapart le 15 janvier 2015 appelant à déclarer inadapté « le corpus référentiel des groupes djihadistes »;
Envoyé de mon Ipad
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