« Aujourd'hui, il y a onze millions de comptes Twitter en Arabie saoudite »
Bernard Haykel, professeur d'études moyen orientales à l'université Princeton
Samedi 6 juin, à l'Institut du monde arabe
L'Arabie saoudite est aujourd'hui la principale puissance régionale à s'opposer au projet hégémonique de l'Iran au Moyen Orient. Elle est en première ligne pour contrer l'influence de Téhéran au Yémen, en Syrie et en Irak.
Son action n'est pas que militaire. Le régime saoudien est en effet solidement arrimé à un socle idéologique, l'islam wahhabite, qu'il propage à travers le monde par des canaux politico-religieux, publics ou privés. Il peut s'appuyer sur la manne pétrolière, étant détenteur des plus grandes réserves d'hydrocarbures au monde.
Incontournable, la monarchie saoudienne est pourtant méconnue et opaque, gérée d'une poigne de fer par une dynastie gérontocratique. Les analystes capables de croiser les ressources de l'histoire, de la sociologie et de l'économie pour appréhender ce pays sont rares.
Bernard Haykel est l'un d'eux et sa conférence samedi 6 juin a constitué l'un des temps forts des Rendez-vous de l'Histoire du monde arabe, organisé par l'Institut du monde arabe. Directeur de l'Institut pour l'étude du Moyen Orient, de l'Afrique du Nord et de l'Asie centrale à l'université Princeton, il a notamment expliqué comment le royaume avait écrit une historiographie à la gloire de la famille régnante des Al Saoud.
« Le Nejd, la région d'origine des Saoud »
« Par Arabie saoudite, j'entends principalement ici sa province centrale, politiquement dominante, le Nejd, qui est la région d'origine des Saoud, région à partir de laquelle ils ont conquis et unifié le royaume à deux reprises au cours des trois derniers siècles», précise-t-il d'emblée. « Son histoire a plusieurs caractéristiques qui la distinguent de celle des autres pays du monde arabe contemporain ».
« Seulement deux récits historiques sur l'histoire du royaume »
« Premièrement, une pratique très faible de l'écriture de l'histoire », commente le professeur. « Il existe seulement deux récits historiques sur l'histoire du royaume saoudien au XVIIIe et au XIXe siècles. Ils sont couramment désignés comme l'Histoire d'Ibn Ghannam et l'Histoire de Ibn Bishr. Ce sont des relations annalistiques (telle année, tel événement s'est produit, telle personne est décédée, telle bataille a eu lieu…). Et ce sont des ouvrages partisans en ce sens qu'ils participent du grand récit wahhabite, l'État ayant été fondé sur le corps doctrinal du wahhabisme, mouvement religieux et réformateur qui demeure la religion officielle du pays aujourd'hui ».
« Nous ne savons toujours pas comment le wahhabisme a émergé »
« Ce ne sont pas de riches sources pour comprendre l'histoire du Nejd ou de l'État saoudien », regrette-t-il. « Par exemple, nous ne savons toujours pas comment et pourquoi le wahhabisme a émergé, pourquoi il a été un succès politique, comment a émergé son fondateur, un religieux nommé Muhammad B. Abd al-Wahhab (mort en 1792), pourquoi celui-ci était tant obsédé par l'idée puritaine de l'Unicité de Dieu, ni comment il est parvenu à instrumentaliser cette doctrine pour fonder un État nouveau. En résumé, la pauvreté et l'opacité des sources sont une caractéristique importante de l'histoire de cette région du monde ».
« D'autres musulmans auxquels il est légitime de faire la guerre »
« Deuxièmement, la domination du Nejd sur le reste de l'Arabie est due au wahhabisme, » explique Bernard Haykel. « Le trait le plus saillant de ce mouvement est ce point doctrinal qui consiste à considérer tous les musulmans qui ne partagent pas les croyances particulières du credo wahhabite comme des infidèles auxquels il est légitime de faire la guerre. Muhammad b. Abd al-Wahhab jugeait que les musulmans de la péninsule arabique qui n'étaient pas ralliés au wahhabisme étaient pires que les infidèles de La Mecque au temps du Prophète Muhammad. Ses vues intransigeantes allaient provoquer plus tard la colère des autres musulmans et conduire l'Empire ottoman à envoyer une force militaire depuis l'Égypte pour vaincre les wahhabites après que ceux-ci eurent conquis La Mecque et Médine au début du XIX° siècle ».
« Daech évoque fréquemment l'histoire violente des wahhabites »
« La violence au nom de la religion était une caractéristique forte des wahhabites, comme l'illustrent les massacres perpétrés dans les villes de Taëf et de Kerbala au début du XIX° siècle, et à nouveau à Taïf, au XX° siècle », note-t-il. « Daech aujourd'hui évoque fréquemment l'histoire violente des wahhabites pour justifier ses propres actions ».
« Le tribalisme est autonomiste, martial et opposé à toute autorité centralisée'
« Troisième point distinctif : l'Arabie saoudite est en grande partie une société tribale qui, jusqu'à la montée en puissance de l'État wahhabite saoudien au XVIII° siècle, n'avait jamais été unifiée sous la tutelle d'un régime politique unique », déclare l'universitaire. « Les sociétés tribales offrent des hiérarchies politiques peu profondes et horizontales; chaque membre de tribu est en théorie un guerrier, et chaque tribu ou sous-clan constitue une formation politique en soi. Le tribalisme, en particulier le tribalisme nomade, est autonomiste, martial et opposé à toute forme d'autorité centralisée. Ce ne fut guère que dans les années 1920 et 1930 que les tribus rebelles furent vaincues et durent renoncer à leur indépendance ».
« L'Arabie saoudite n'est pas une invention coloniale »
« Quatrièmement, l'Arabie n'a jamais été colonisée, tout comme le nord du Yémen », égrène-t-il. « S'il est vrai que la famille régnante a pu bénéficier d'un soutien financier et militaire des Britanniques dès le lendemain de la Première guette mondiale et même si ses limites territoriales ont été fixées par la Grande-Bretagne, l'Arabie saoudite n'est pas une invention coloniale ou un produit de la colonisation. Le fait qu'elle n'ait pas été colonisée et que la famille régnante peut retracer son histoire jusqu'au milieu du XVIII° siècle signifie que les Saoudiens jouissent de certaines continuités – politiques, sociales, religieuses – ainsi que d'une culture de gouvernement qui s'est, à l'inverse, perdue dans bien des endroits du Levant, en Égypte et ailleurs. Certains attribuent la stabilité du royaume à cette histoire ininterrompue ».
« Un pays béni – ou maudit ! – par la géologie »
« Un dernier élément qui distingue l'Arabie saoudite est qu'il s'agit d'un État rentier, c'est-à-dire d'un pays qui a été béni – ou maudit ! – par la géologie puisque son sous-sol possède environ 25% des réserves mondiales conventionnelles de pétrole » souligne Bernard Haykel. « Cela fait du royaume saoudien le plus gros producteur de cette ressource (10,3 millions de barils/jour en avril dernier). La vente de cette ressource génère une énorme richesse sous la forme d'une rente qui est contrôlée directement par l'État – lequel est le moteur dominant de la l'essentiel de l'activité économique. Quelque 90% de la population active travaille dans le secteur public. L'État a donc les moyens de coopter toute forme de dissidence sans nécessairement recourir à la violence, et sa richesse a maintes fois acheté la paix sociale ».
« L'État saoudien a imposé sa propre vision de l'histoire du pays »
Bernard Haykel poursuit en revenant à l'intitulé de son exposé : « Arabie Saoudite : l'Histoire officielle et sa contestation. « L'historiographie moderne du royaume ne peut être que familière à des Français : elle a été écrite sous domination d'un État-nation moderne. L'État saoudien a entrepris de contrôler, et même de monopoliser le récit de sa propre histoire, de réduire au silence toute forme de dissidence, et d'imposer sa propre vision de l'histoire du pays, avec pour objectif principal de renforcer la domination de la dynastie des Saoud. Mais cet effort affronte aujourd'hui de sérieux défis ».
« En 1818, les 'infidèles ottomans' écrasent le premier État wahhabite »
« L'historiographie saoudienne traditionnelle présente un narratif assez simple que l'on peut résumer ainsi : au début du XVIII° siècle, les chefs et les savants wahhabites se sont unis pour combattre les infidèles et faire advenir le 'véritable islam' dans une Arabie encore païenne », raconte-t-il. « Ils y sont parvenus à partir de 1745 et jusqu'au début du XIX° siècle, jusqu'à ce qu'en 1818, les 'infidèles ottomans' viennent écraser le premier État wahhabite. C'est encore au nom de Dieu que se produisit l'expansion du deuxième État saoudien (entre 1834 et 1891), cette fois avec de grandes difficultés puisque les dirigeants saoudiens furent amenés à se battre entre eux. Ce ne fut finalement qu'avec la construction du troisième État saoudien (de 1902 à nos jours) que les efforts des wahhabites se révélèrent les plus durables, aboutissant à la création du royaume en 1932″
« Le récit d'une conquête voulue et autorisée par Allah »
« Le récit officiel assimile ces différentes conquêtes à une mission religieuse et présente la prise de contrôle de territoires tels que le Hedjaz et les villes saintes de La Mecque et de Médine comme une conquête ('fath') au détriment des peuples 'idolâtres' », indique l'universitaire américain, d'origine libanaise. « Ce narratif religieux de la construction d'un État engagé dans le jihad et forgé par une guerre voulue et autorisée par Allah s'est poursuivi jusqu'à aujourd'hui parmi les clercs et les érudits wahhabites. Mais à partir des années 1950, l'État a commencé à réduire la dimension djihadiste de l'histoire officielle au profit d'un récit nationaliste centré sur la famille des Al-Saoud. Ces derniers y sont représentés comme les 'unificateurs de l'Arabie' et comme les créateurs d'une nation exceptionnelle dans l'Histoire, en raison de son action en faveur et en défense de l'islam ».
« Une histoire centrée sur la figure d'Ibn Saoud »
« Cette historiographie nationaliste a souvent insisté sur le rôle du roi Abdulaziz, communément désigné comme Ibn Saoud« , ajoute-t-il. « Il s'agit donc d'une histoire centrée sur une figure de 'grand homme', qui non seulement minimise les aspects djihadistes du projet wahhabite mais aussi obscurcit des événements embarrassants de l'Histoire comme lorsque certaines tribus ou villes rebelles ont été traitées en ennemis ».
« Le nouveau roi Salman est le gardien de l'historiographie des al-Saoud »
« Le nouveau roi Salman ibn Abdulaziz, qui a accédé au trône en janvier 2015, est le gardien de cette historiographie », continue Bernard Haykel. « Il a passé une grande partie de sa carrière, plus de quatre décennies, comme gouverneur de la province du Nejd. A ce poste, il a déployé de grands efforts, non sans une certaine obsession, pour s'assurer que l'histoire officielle ne subisse aucune déformation. Il a créé le Darat Abdulaziz al-Malik, institution équivalente aux Archives nationales. On pourrait également mentionner Dariya, le lieu de la première capitale des Saoud, qui est une pure fantaisie historique imaginée par la dynastie puisque en réalité, elle n'a jamais existé. Mais le site est à présent classé au patrimoine mondial de l'Unesco ! Un musée national a également été créé. »
> Lire : Qui est Salman, le nouveau roi d'Arabie saoudite ?
« De nombreux auteurs adaptent leur récit au narratif officiel »
« Du fait que l'État, sous l'œil vigilant du roi Salman, s'est montré si vigilant sur la façon dont l'histoire est écrite, de nombreux auteurs se sont efforcés d'adapter leur récit au narratif officiel », constate-t-il. « Les histoires tribales ont été rédigées afin de souligner le rôle de tel chef ou de telle tribu dans 'la construction de la nation'. Toute résistance est totalement passée sous silence ».
« Les accusations des idéologues d'Al Qaïda et de Daech »
« Mais cette narration est aujourd'hui contestée par des personnages proches de groupes tels qu'Al Qaïda ou de Daech », ajoute le professeur de Princeton. « Ils attaquent constamment les dirigeants saoudiens en leur reprochant de ne pas être fidèles à leur propre passé djihadiste et à leur propre engagement en faveur de la propagation de la foi (la 'da'wa'). Ils vilipendent l'État saoudien pour ne pas suivre les normes qu'il a lui-même élaborées. Deux accusateurs se distinguent : Abu Muhammad al-Maqdisi, qui est un idéologue jordano-palestinien membre d'Al Qaïda, et Turki al-Bin'ali, originaire de Bahrein, qui est le principal idéologue de Daech. Ils se sont faits une mission de révéler au grand jour les actes 'takfiris', passibles d'excommunication, et les exactions violentes qui jalonnent la mise en œuvre du projet étatique saoudien, en particulier ceux de la période initiale des XVIII° et XIX° siècles. Le premier État saoudien constitue d'ailleurs la référence idéologique qui définit la fidélité aux principes du wahhabisme ».
« Des narratifs alternatifs en anglais ou à travers des fictions »
« Il y a d'autres narratifs alternatifs », complète-t-il. « Le savant Hamad al-Jasir (décédé en 2000), dont le journal al-'Arab représente une source unique pour l'étude de l'histoire tribale de la péninsule arabique, était un nationaliste mais pas forcément inféodé à la dynastie saoudienne. D'autres savants choisissent d'écrire exclusivement en anglais, afin de ne pas générer une controverse à Riyad – c'est le cas d'Abdulaziz al-Fahd, une sommité en histoire de l'Arabie et en sociologie politique. D'autres abordent l'histoire à travers des romans et de la fiction. Le plus célèbre est peut-être Abdulrahman Munif et son livre Villes de sel. Le plus important peut-être est Turki al-Hamad, dont les livres, comme al Shumaysi, témoignent de transformations sociales et politiques qui ne pouvaient pas être exposées autrement ».
« Les Saoudiens surfent sur internet comme des poissons dans l'eau »
« L'Internet est arrivé en Arabie saoudite en 1999, alors que le royaume célébrait son centième anniversaire selon le calendrier de l'Hégire », renchérit Bernard Haykel. « Le développement de cette technologie a été rien moins que révolutionnaire. Internet a brisé le monopole quasi complet que l'État exerçait sur la production du récit historique en Arabie. Les Saoudiens se sont retrouvés à surfer comme des poissons dans l'eau et bien vite les forums, les services d'informations municipales, les listes de diffusion, les sites web spécialisées se sont multipliées ».
« Le pays consomme plus de vidéos YouTube que n'importe quel autre sur le globe »
« Aujourd'hui Facebook et, pour les trois dernières années, Twitter, sont devenus les moyens les plus couramment utilisées par les Saoudiens pour échanger des informations », conclut-il. « Aujourd'hui, il y a onze millions de comptes Twitter en Arabie saoudite. Presque chaque adolescent et adulte y est. Le pays consomme plus de vidéos YouTube que n'importe quel autre sur le globe. Ces médias, avec l'anonymat qu'ils peuvent offrir, ont conduit à la distribution de contenus jusqu'ici censurés. On peut voir et télécharger des élégies décrivant la conquête et les douleurs infligées; des titres de propriété sur des terres que l'État a expropriées… Des habitants du Hedjaz peuvent produire des documents montrent que leur histoire n'est pas celle représentée par l'État saoudien. Quelqu'un comme Mahmoud Sabbagh vise à montrer que le Hedjaz était bien plus avancé socialement et politiquement avant son passage sous la domination saoudienne ».
« L'Internet sape les efforts centripètes de l'État »
« Ces forces centrifuges sont des facteurs de division. L'Internet offre des possibilités innombrables de fragmentation. Les médias et les technologies dont disposent les dissidents sapent à peu de frais les efforts centripètes de l'État qui, en ayant largement insisté sur le rôle de la famille royale et de la province centrale du Nejd, s'est aliéné de très nombreuses personnes au sein de la société très diversifiée qu'est l'Arabie saoudite ».
Pour aller plus loin
- Le lien vers la présentation du dernier livre de Bernard Haykel paru du janvier 2015 : « Saudi Arabia in Transition », co-écrit avec Stéphane Lacroix et Thomas Hegghammer;
- L'article paru le 26 janvier 2015 sur le site Orient XXI : » Luttes à couteaux en Arabie Saoudite »;
- L'article paru le 29 avril 2015 sur le site de La Croix : « Arabie Saoudite : branle-bas de combat dans la dynastie des Saoud »;
- Un précédent article avec Bernard Haykel posté le 23 mai 2012 sur le blog Paris Planète : « Pour l'Arabie saoudite, l'anti chiisme est la solution »;
- L'article posté le 12 mai 2015 sur le blog Paris Planète, « Des laïques aux djihadistes, quelles relations entre Islam et politique »;