En Syrie, les djihadistes ne sont plus les bienvenus
L'heure de la seconde révolution a sonné en Syrie. Près de trois ans après le début de la révolte contre Bachar el-Assad, la rébellion a entamé début janvier une nouvelle bataille. Et l'adversaire est au moins aussi effrayant que le régime de Damas. Décapitations, enlèvements, tortures et attentats-suicides, l'État islamique en Irak et au Levant (EIIL) sème depuis un an l'effroi dans tous les territoires qu'il conquiert au régime syrien. Il se battait pourtant jusqu'ici aux côtés de l'opposition.
Créé en 2004, au lendemain de l'intervention américaine en Irak, l'EIIL est né sous les traits d'al-Qaida en Mésopotamie. En 2006, il englobe plusieurs groupes d'insurgés et devient l'État islamique en Irak. En difficulté sur le terrain face à l'action coordonnée de l'armée américaine, irakienne et des milices sunnites sahwas, l'organisation, dirigée depuis 2010 par l'Irakien Abou Bakr al-Bagdadi, trouve un second souffle à la faveur du conflit syrien, qui lui permet d'étendre son influence. Il devient en 2013 l'État islamique en Irak et au Levant. À l'époque, sévit déjà en Syrie le Front al-Nosra (Front de défense du peuple syrien), organisation djihadiste créée à l'été 2011 après que Bachar el-Assad a libéré de prison la quasi-totalité des djihadistes syriens.
Rétablissement du califat
Contrairement au Front al-Nosra, qui souhaite avant tout la chute du président syrien, l'EIIL a pour but le rétablissement du califat islamique d'Irak jusqu'au Liban. "Ses combattants sont en majorité étrangers, extrêmement déterminés, et ont acquis leurs lettres de noblesse sur les terrains de djihad de l'Afghanistan à la Bosnie", explique Romain Caillet, chercheur et consultant sur les questions islamistes au cabinet NGC Consulting.
Face à l'irrésistible ascension du Front al-Nosra, l'EIIL, qui considère l'organisation comme son extension en Syrie, tente de l'englober. Abou Bakr al-Bagdadi propose en avril 2013 au chef d'al-Nosra, le Syrien Abou Mohammad al-Joulani, de revêtir l'étendard de l'État islamique en Irak et au Levant pour devenir un seul et même groupe. Si al-Joulani accepte de passer sous la coupe d'al-Qaida, il refuse catégoriquement de rejoindre l'EIIL, étant opposé à un État transnational comme al-Bagdadi. C'est alors au chef d'al-Qaida, l'Égyptien Ayman el-Zawahiri, de trancher.
Charia imposée
La réponse ne tarde pas à tomber. En froid avec al-Bagdadi, Ayman el-Zawahiri conforte en juin 2013 al-Nosra comme la branche d'al-Qaida en Syrie, et enjoint au chef de l'EIIL de rentrer en Irak, où son organisation continuer à mener son combat originel. Le chef de l'État islamique en Irak et au Levant refuse et sort du giron d'al-Qaida. "Idéologiquement, l'EIIL est proche d'al-Qaida, explique Romain Caillet, mais à la différence de la nébuleuse islamiste, l'EIIL se considère comme un véritable État. Son principal ennemi n'est pas l'Occident, mais les chiites, c'est-à-dire l'Iran."
Sur le terrain, les méthodes de l'organisation djihadiste diffèrent radicalement des autres factions islamistes (hormis al-Nosra, NDLR). Tandis que celles-ci se cantonnent à la lutte armée, l'EIIL, qui compterait quelque 5 000 hommes, marque de son empreinte chaque territoire conquis. "À chaque victoire, ils nomment un gouverneur militaire, un juge islamique ainsi qu'un chef de police", souligne Mathieu Guidère (1), professeur d'islamologie à l'université de Toulouse-Le Mirail. "Ils appliquent la charia à la lettre, créent des écoles visant à apprendre le Coran, et n'hésitent pas à exécuter de sang-froid comme au Mali." En première ligne sur le front anti-Assad, leurs combattants n'hésitent pas à sacrifier leur vie dans des attentats-suicides contre les positions du régime. "Ils s'attellent à toutes les tâches que les autres rebelles ne veulent pas assumer", pointe Mathieu Guidère. Revers de la médaille, ces jusqu'au-boutistes soumettent les autres groupes rebelles à leurs lois une fois les territoires "libérés".
Méthodes sanglantes
Ainsi, depuis l'été dernier, un nombre croissant d'accrochages oppose l'EIIL à d'autres groupes rebelles plus modérés. À chaque fois, les méthodes sanglantes des djihadistes choquent. "Ils appliquent exactement les mêmes méthodes de torture que les moukhaberat (renseignements) du régime de Bachar el-Assad", souligne Ignace Leverrier (2), ancien diplomate en poste à Damas. Bizarrement, le régime syrien paraît moins enclin à combattre ces djihadistes que leurs collègues moins fondamentalistes. "Les agissements de l'EIIL ont quelque part rendu service à Damas, qui mise sur le ras-le-bol des populations pour mieux reprendre en sauveur les quartiers libérés", pointe Ignace Leverrier.
Les djihadistes ont commis la semaine dernière l'exécution de trop. Le meurtre sous la torture d'un médecin rebelle très populaire dans la région d'Alep a provoqué des manifestations populaires, servant de prétexte à trois coalitions de l'opposition pour lancer une vaste offensive contre l'EIIL. Le Front islamique (composé de groupes salafistes), l'Armée des moudjahidines (des islamistes modérés), et le Front des révolutionnaires de Syrie (nationalistes) - soit un total de 20 000 à 30 000 hommes - se sont engagés à combattre la "terreur" imposée par l'EIIL.
Lutte contre le terrorisme
Mais au sein même de l'opposition, les motivations diffèrent. "En pointe du combat, le Front islamique, organisation la plus puissante de l'opposition, souhaite forcer les djihadistes à renoncer à leur domination territoriale, sans abandonner les armes dans leur combat contre Bachar el-Assad", note Romain Caillet. "À l'inverse, les nationalistes du Front des révolutionnaires de Syrie sont totalement opposés à leur présence sur le sol syrien", ajoute Ignace Leverrier.
Quels que soient leurs objectifs, les rebelles, en quête de crédibilité, se repositionnent inexorablement dans l'optique de la conférence de paix Genève 2 sur la Syrie, prévue le 22 janvier prochain, à laquelle la Coalition nationale syrienne (principal organe de l'opposition) n'a pas encore décidé de sa participation. "Bachar el-Assad ayant bâti son fonds de commerce sur la guerre contre le terrorisme, l'offensive de la rébellion vise à montrer que c'est elle qui lutte contre ce fléau", explique Ignace Leverrier.
Le jeu du régime syrien
À la surprise générale, le terrifiant EIIL se révèle pourtant moins coriace que prévu. D'après l'Observatoire syrien des droits de l'homme (OSDH), ONG la plus fiable sur la Syrie, il ne reste "quasiment" plus de combattants de l'EIIL à Alep, alors que l'organisation est en difficulté dans son fief de Raqqa, où sont détenus les nombreux otages occidentaux, dont quatre journalistes français. En réponse à cette "seconde révolution", ainsi que l'a nommée l'opposition, le porte-parole de l'EIIL, cheikh Abou Mohammed al-Adnani, a menacé "d'anéantissement" les rebelles syriens. En une semaine, les combats ont fait 500 morts, selon l'OSDH.
Dans cette lutte intestine au coeur de l'opposition, le Front al-Nosra joue un rôle pour le moins ambigu. Si la filiale officielle d'al-Qaida en Syrie est souvent restée neutre dans les combats, elle s'est parfois directement attaquée à ses frères djihadistes de l'EIIL, notamment à Raqqa. "Clairement, al-Nosra profite de la situation pour enrôler beaucoup de combattants de l'EIIL qui profitent de cette couverture pour ne pas être attaqués."
Reste que ces luttes fratricides servent avant tout le régime syrien, qui se voit ainsi débarrassé de son plus redoutable adversaire sur le terrain. "Ces combats forcent les brigades rebelles à combattre sur deux fronts", souligne le chercheur Romain Caillet. "Et il leur sera désormais très difficile de résister à une offensive de l'armée syrienne sur Alep."
(2) Ignace Leverrier, auteur du blog "Un oeil sur la Syrie" du Monde.fr.
Envoyé de mon Ipad
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