« Il est faux de prétendre que les jihadistes n'ont rien à voir avec l'Islam« .
Mustafa Akyol, éditorialiste turc
Jeudi 7 mai, lors d'un déjeuner de presse
« Faith, freedom and Foreign policy » – « Foi, liberté et politique étrangère »- , c'est le titre d'un essai collectif récemment publié par un organisme basé à Washington, la Transatlantic Academy. Financée par des fondations européennes et américaines, notamment le German Marshall Fund, celle-ci promeut une vision libérale du monde.
Elle vient de réunir neuf contributions dissertant sur le rôle des religions dans les relations internationales. La Transatlantic Academy s'intéresse notamment au fossé qui sépare l'Europe sécularisée et la très croyante Amérique, mais aussi à la façon dont les deux rives de l'Atlantique font face à l'extrémisme religieux.
Jeudi 7 mai, quatre auteurs étaient de passage à Paris pour faire connaitre leurs travaux, rencontrant notamment des diplomates du ministère des affaires étrangères. Parmi eux, Mustafa Akyol, éditorialiste au quotidien turc Hurriyet Daily News, spécialiste de l'islam politique et auteur régulier dans les revues politiques américaines.
Son sujet pour la Transatlantic Academy s'intitule « Islam and the liberal order ». Il y propose un classement en cinq catégories de la façon dont les musulmans du monde entier se situent par rapport au système libéral et à ses valeurs. Il conclut avec six suggestions à destination des leaders politiques et faiseurs d'opinion. Des points qu'il a résumés lors d'un déjeuner qui s'est déroulé dans un restaurant situé à trois pas de l'Assemblée nationale.
« Très peu de pays musulmans sont des théocraties »
« Le monde musulman compte aujourd'hui environ 1,6 milliard de personnes et il est très divers », commence Mustapha Akyol. « Il y a 49 pays où les musulmans sont majoritaires et leur système politique varie de la monarchie absolue (comme l'Arabie saoudite) à la monarchie constitutionnelle (comme le Maroc), de la république autoritaire (comme l'Algérie) à la république démocratique (comme la Turquie). Très peu de pays majoritairement musulmans sont des théocraties, au sens où la loi islamique (la charia) y est totalement appliquée (Arabie saoudite, Iran, Soudan, Afghanistan). Et très peu ont un système juridique totalement sécularisé (Turquie, les républiques d'Asie centrale, Albanie). Dans la grande majorité des États, il y a une légère touche islamique, dans la mesure où la Constitution rend hommage à l'Islam et où la loi islamique joue un rôle limité, habituellement, aux questions familiales ».
« Deux pays musulmans libres : la Tunisie et le Sénégal »
« Selon le classement de l'organisation Freedom House, en 2015, il n'y a que deux pays majoritairement musulmans totalement libres : la Tunisie, joyau du 'printemps arabe' de 2011, et le Sénégal », poursuit-il. « Certains sont classés comme partiellement libres - la Turquie, le Maroc, le Pakistan, le Bangladesh, la Malaisie et l'Indonésie. La majorité figurent comme non-libres. Plusieurs figurent avec la Corée du nord parmi les pires des pires quand il s'agit de la liberté : l'Arabie saoudite, la Somalie, le Soudan, la Syrie, le Turkménistan et l'Ouzbékistan. Il faut relever que ce déficit n'est pas toujours lié à l'Islam. Le Turkménistan et l'Ouzbékistan sont des États laïques dominés par des dictateurs post-communistes. Le régime tyrannique de Bachar Al Assad est également laïque ».
« Pour les musulmans laïques, la religion est affaire personnelle »
« Finalement, les tendances politiques parmi les musulmans du monde peuvent être classées en cinq catégories dans leur façon de se situer par rapport à l'ordre libéral : les laïques, les modernistes, les nationalistes, les islamistes et les djihadistes », précise l'analyste. « Les laïques acceptent la séparation entre la religion et le domaine politique. Cette distinction est intériorisée par des centaines de millions de musulmans à travers le monde. La plupart d'entre eux sont des croyants et des pratiquants. Mais pour eux, la religion est une question personnelle d'observance, de tradition, d'appartenance à une communauté ».
« La constitution remarquablement libérale de la Tunisie »
« En 2013, le Pew Research Center a publié une enquête montrant que 99% des Afghans jugeaient que la charia devait être la loi officielle de leur pays, mais seulement 8% des Azerbaidjanais. Le pourcentage est de 12% chez les Turcs, 56 % chez les Tunisiens, 74 % chez les Égyptiens », signale-t-il. « La tension entre ces musulmans laïques et les islamistes est récurrente partout. Jusqu'ici, la Tunisie a été le pays le plus capable de bâtir un consensus entre les deux, puisque les représentants des deux camps ont été capables de rédiger et ratifier une constitution remarquablement libérale en février 2014″.
« Est-ce que tous les musulmans laïques acceptent et apprécient l'ordre libéral? Pas nécessairement », commente Mustapha Akyol. « Mais ils n'ont pas de raison religieuse de le rejeter. Ils peuvent le faire avec d'autres motivations – nationalistes, socialistes, 'anti-impérialistes' -, mais c'est un autre sujet ».
« Pour les modernistes, le cœur de la foi est rationnel »
« La deuxième catégorie, le modernisme islamique, est sans doute la moins répandue », reprend-il. « Les modernistes musulmans de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle – période que l'historien Albert Hourani a décrit comme 'l'âge libéral' de la pensée arabe – dénonçaient les enseignements dogmatiques et autoritaires de la tradition islamique. Ils étaient aussi persuadés que le cœur de la foi est intrinsèquement rationnel et libéral. La démocratie, expliquaient-ils, était recommandée dans le Coran avec son appel à la consultation des croyants. Aujourd'hui, il y a des modernistes musulmans dans la plupart des pays à majorité musulmane et aussi en Occident ».
« L'appartenance à l'oumma, la nation musulmane »
« Les nationalistes musulmans forment la troisième catégorie », énumère le chercheur. « Mis à part les laïques – que l'on pourrait aussi définir comme des musulmans 'culturels' -, pratiquement tous les musulmans ont le sentiment d'appartenir à l »oumma', nom arabe qui désigne la communauté, la nation, et qui est utilisé historiquement pour désigner toute la communauté des croyants musulmans. Les musulmans nationalistes sont ceux pour qui ce lien a des implications politiques ».
« Solidarité envers les 1,6 milliard de musulmans »
« Au niveau le plus faible, cela peut conduire à un sentiment de solidarité politique envers les 1,6 milliard de musulmans », explique-t-il. « C'est pourquoi les souffrances des musulmans en Palestine, en Bosnie, en Tchétchénie a pu toucher les cœurs et les esprits de millions de musulmans jusque dans les endroits les plus reculés du monde. Ce sentiment peut nourrir un projet politique : le pan-islamisme. Les pan-islamistes considèrent que l'État nation est une invention de l'Occident. Ils œuvrent au sein de chaque État musulman pour y développer une prise de conscience en faveur de la piété religieuse et de la solidarité de l'oumma. Ils établissent des connections intellectuelles, économiques, culturelles et politiques entre les nations musulmanes. C'est la ligne d'un parti comme les Frères musulmans d'Égypte ou le Jamaat-e-islami du Pakistan ».
« Les salafistes rejettent la légitimité de l'État nation »
« La forme extrême du nationalisme musulman est le salafisme – la forme la plus rigide et la plus littéraliste de l'islam sunnite », ajoute Mustapha Akyol. « La clé de voûte du salafisme, c'est de condamner l'innovation en religion en tant qu'hérésie et d'essayer de conserver le monde comme il était au temps du prophète de l'islam Muhammad. Ils rejettent la légitimité de l'État nation, considérant qu'il s'agit d'un innovation hérétique. Le groupe salafiste-djihadiste qui occupe de large portions de l'Irak et de la Syrie en s'autoproclamant État islamique a ainsi aboli les frontières entre ces deux pays ».
« L'Occident est perçu comme injuste envers les musulmans »
« Même dans ses versions modérées, le nationalisme musulman a une objection forte envers l'ordre libéral : il considère celui-ci comme injuste envers les musulmans », insiste-t-il. « Le deux poids deux mesures de l'Occident en politique étrangère (vrai ou ressenti), notamment au Moyen Orient, renforce cette vue et conduit à l'accusation d'hypocrisie. Cela peut aller jusqu'à contester l'ordre mondial établi depuis la fin de la Seconde guerre mondiale. Le président turc Recep Tayyip Erdogan dénonce souvent le fait que sur les cinq pays membres permanents du conseil de sécurité de l'ONU, aucun n'est musulman ».
« Les islamistes ont changé de point de vue sur la démocratie »
« Quatrième catégorie : l'islam politique, qu'on désigne souvent comme 'islamisme' », avance le chercheur. « Pour ses tenants, l'Islam comprend un projet politique. Ils sont engagés dans une action politique ( propagande, implantation sur le terrain social, participation aux élections si possible). La création des Frères musulmans en Égypte en 1928 peut-être considérée comme la genèse de l'islamisme moderne. Pendant des décennies, les islamistes ont condamné la démocratie comme un système fondé sur la 'souveraineté du peuple' alors que leur État serait fondé sur 'la souveraineté de Dieu'. Beaucoup ont toutefois changé de points de vue à partir des années 1980″.
« Démocratie électorale sans démocratie libérale »
« Attention toutefois à un 'truc' », prévient-il. « L'acceptation de la démocratie électorale n'implique pas l'acceptation de la démocratie libérale. Bien au contraire, la vision politique des islamistes inclut des éléments anti-libéraux enracinés dans leur interprétation de la charia : par exemple l'imposition de la vertu avec l'interdiction de l'alcool et de l'immodestie dans les comportements; la dégradation des femmes et des minorités non-musulmanes; les châtiments pour blasphème et pour apostasie – censée être punie par la peine capitale ».
« Les djihadistes, des islamistes en armes »
« Quant aux djihadistes – la cinquième catégorie – ce sont des islamistes en armes », pointe Mustapha Akyol. « Ils optent pour la lutte armée du fait de leurs convictions religieuses mais aussi dans certains contextes politiques. Les deux causes les plus communes sont l'occupation étrangère et un pouvoir tyrannique ».
« Non au politiquement correct »
« En Occident, comprendre cette diversité au sein de l'islam, et même à l'intérieur de l'islamisme, est capital pour éviter les généralisations, souvent biaisées. L'une, par exemple, est de prétendre que 'l'Islam est une religion de paix' et que les djihadistes 'n'ont rien à voir avec l'Islam'. Cette opinion politiquement correct est factuellement fausse. Mais il est tout aussi erroné de peindre ces extrémistes comme des représentants de tous les islamistes, a fortiori de tous les musulmans ».
« Des opérations militaires limitées contre les djihadistes »
« Voici donc quelques conseils », conclut l'éditorialiste. « 1) les opérations militaires contre les djihadistes doivent être limitées dans l'espace, et ne pas tourner à la guerre et à l'occupation; 2) les blessures ressenties par l'oumma seraient apaisées si étaient trouvées des solutions politiques pacifiques aux conflits de la Palestine, du Cachemire (Inde) ou de l'Arakan (Birmanie) ; 3) les partis islamistes doivent être intégrés dans l'espace démocratique plutôt que pourchassés par des dictateurs pro-occidentaux, mais sans se méprendre sur leur degré d'acceptation de la démocratie libérale : les valeurs libérales doivent être défendues y compris par des sanctions, si nécessaires ».
« Gare au baiser de la mort »
« 4) le principal obstacle au libéralisme dans le monde musulman est la perception qu'il s'agit d'un produit importé, voire d'une conspiration; il faut veiller à ce que le soutien occidental aux musulmans laïques ou modernes ne devienne pas un 'baiser de la mort'; 5) la meilleure des stratégies occidentales est d'aider à créer un contexte politique, économique et culturel favorable à un libéralisme musulman : soutenir la démocratisation; renforcer l'économie de marché; développer les interactions culturelles par l'éducation, le commerce, le dialogue inter-religieux; 6) en ce qui concerne les musulmans d'Occident, il s'agit pour les pays concernés d'absorber des gens qui sont non seulement de religion différente, mais aussi de cultures différentes. Le modèle européen d'assimilation (notamment en France) risque d'être contre productif, voire antilibéral. Des pays comme les États-Unis et le Canada présentent un meilleur modèle, permettant aux individus de mettre un trait d'union entre leurs différentes identités ».
Pour aller plus loin
- Le lien vers l'essai « Faith, freedom and Foreign policy » (218 pages) publié le 28 avril 2015 par la Transatlantic academy et dans lequel se trouve l'article intégral de Mustapha Akyol (en anglais);
- l'enquête du Pew Research Center rendue publique le 30 avril 2013 : « Muslim beliefs about sharia » (« charia : ce que croient les musulmans ») (en anglais);
- le portrait paru le 29 avril 2015 dans La Croix : « Abdennour Bidar. Méditant engagé »;
- « En Tunisie, un vétéran de l'indépendance face aux islamistes » : article avec Béji Caïd Essebsi (devenu entretemps président tunisien) posté le 11 novembre 2013 sur le blog Paris Planète;
- « Le combat du soufisme contre l'islam littéraliste » : article avec le philosophe Souleymane Bachir Diagne, paru le 26 avril 2014 sur le blog paris Planète;
- « Le leg précieux d'Abdelwahab Meddeb pour un « Islam des Lumières » », paru le 7 novembre 2014 sur le blog Paris Planète.
Envoyé de mon Ipad
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