Si Rome s'appuie sur la grande institution de l'islam sunnite dans sa volonté de développer le dialogue avec le monde musulman, celle-ci essuie un flot de critiques dans une Égypte menacée par l'État islamique.
Pour Al Azhar, c'est une consécration qui ne pouvait tomber à un meilleur moment. Lors de sa visite officielle au Caire les 28 et 29 avril prochain, le pape François rencontrera le président égyptien Abdel Fattah El Sissi, le pape copte orthodoxe Tawadros II, mais aussi et surtout le grand imam d'Al Azhar, le Sheikh Ahmed El Tayeb. Après des années de froid entre le Vatican et la grande institution de l'islam sunnite, les relations entre ces deux interlocuteurs incontournables du dialogue interreligieux se sont réchauffées avec l'arrivée à Rome d'un pape a priori plus libéral sur les questions doctrinales et d'un réformateur autoproclamé à Al Azhar, réchauffement concrétisé par la visite de ce dernier au Vatican en mai 2016.
Torrent de blâmes
En Égypte pourtant, les griefs ne manquent pas contre Al Azhar. Comme après l'attaque contre l'église Saint-Pierre et Saint-Paul du Caire en décembre 2016, le double attentat contre des lieux de culte coptes à Tanta et à Alexandrie le 9 avril, jour de la fête des Rameaux, tous revendiqués par l'État islamique, a provoqué un torrent de blâmes contre cette institution. Journalistes et intellectuels l'accusent de passivité face à la propagation des idées extrémistes, voire d'entretenir les discours haineux envers les communautés non sunnites à travers l'université d'Al Azhar mais surtout les innombrables instituts qui forment de l'école primaire au lycée des centaines de milliers de jeunes à travers le pays.
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Parmi les contempteurs d'Al Azhar, les musulmans libéraux, souvent stigmatisés par l'institution comme des promoteurs éhontés de la laïcité voire de l'athéisme, se font davantage entendre que les chrétiens, qui s'expriment généralement de façon plus discrète. « On parle tout le temps de l'État islamique mais il faut dire que c'est d'abord Al Azhar qui nous qualifie d'infidèles qui méritent la mort », s'agace Mikhael Nagy, un jeune fidèle copte du Caire, encore bouleversé par la dernière série d'attentats antichrétiens.
Dès notre plus jeune âge, on nous apprend que la guerre contre les infidèles est légitime.
Si la grande institution sunnite condamne systématiquement les attentats et les violences contre la communauté copte, « son enseignement ne permet pas de prévenir le terrorisme, bien au contraire, juge un étudiant de l'université d'Al Azhar qui requiert l'anonymat. Dès notre plus jeune âge, on nous apprend que la guerre contre les infidèles est légitime et que l'action violente de type terroriste n'est pas a priori contraire aux bases fondamentales de l'islam. En fait, le Coran et les textes sont enseignés à des enfants sans l'explication et l'analyse qui permettrait d'éviter les idées extrémistes. »
Manque de force intellectuelle
« Depuis plus d'un millénaire, Al Azhar délivre un enseignement modéré aux musulmans, se défend Mohamed Abdel Atty Abbas, doyen de la faculté des études islamiques à l'Université d'Al Azhar. Nous devons adapter nos programmes à chaque temporalité et espace spécifiques. Nous n'éludons pas ce problème. Plus de 300 experts indépendants examinent chaque année le contenu des manuels comme les techniques d'enseignement afin de les améliorer. Si l'Égypte échappe à un scénario à l'irakienne ou à la syrienne, c'est grâce à la présence stable d'Al Azhar qui, contrairement aux accusations, contient le terrorisme et l'empêche de se répandre davantage. »
Donnant des gages à ce discours d'ouverture, l'université d'Al Azhar multiplie les initiatives en particulier dans le domaine du dialogue interreligieux, comme cette caravane de la paix qui a sillonné la France en octobre 2016 ou ce séminaire sur la lutte contre le fanatisme organisé au Caire en février 2017 avec le Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux du Vatican et la commission du dialogue d'Al Azhar.
Dialogue islamo-chrétien : Al-Azhar renoue avec le Vatican
Basée dans la capitale égyptienne, l'Institut dominicain d'études orientales (Idéo), un centre unique de recherche sur les sources de la civilisation arabo-musulmane, est devenu un partenaire privilégié. « Les dirigeants d'Al Azhar ont une conception familiale de l'islam, éloignée des tendances les plus politisées qui se font entendre actuellement dans le monde, estime son directeur, le frère Jean Druel. Mais la Masheikha [siège du Sheikh] a toujours été assez peu combative, dépourvue de force intellectuelle puisqu'aucun n'effort n'est déployé pour organiser cette pensée, chaque sheikh d'Al Azhar s'estimant légitime pour s'exprimer sur les questions religieuses. C'est la grande faiblesse d'Al Azhar, de se reposer sur son prestige et son autorité acquise sans avoir su opposer un discours aux salafistes ou aux groupes politisés comme les Frères musulmans. Et il n'est pas certain que la Masheikha exerce un contrôle effectif sur l'université et les instituts d'enseignement. »
Tensions avec la présidence
Depuis son arrivée au pouvoir en mai 2014, le maréchal Abdel Fattah Al Sissi, qui a fait du renouvellement du discours religieux l'un de ses chevaux de bataille, n'hésite pas à tancer publiquement la pusillanimité d'Al Azhar. Dans un discours prononcé fin 2014 devant les leaders de l'institution, le chef de l'État les a littéralement mis au défi de « révolutionner » l'islam face au danger des groupes extrémistes. Si le Sheikh Ahmed Al Tayeb a soutenu le coup d'État militaire qui a provoqué la chute des Frères musulmans en 2013 et conduit le maréchal Al Sissi à la tête de l'Égypte, la tension entre les deux hommes ne faiblit pas ces derniers mois. Sur les prêches du vendredi ou le divorce, le président souhaite un contrôle plus étroit quand le grand imam semble favoriser le statu quo.
Le conseiller spécial pour les affaires religieuses du président Al Sissi, Oussama Al Azhari, ou encore son ministre des Awqafs (chargé des questions islamiques), Mohamed Mokhtar Gomaa, sont régulièrement mobilisés pour relayer le discours du chef de l'État. Dernière humiliation en date : l'annonce faite par le président Al Sissi, le soir du double attentat du dimanche des Rameaux, de la création d'un Conseil suprême de lutte contre le terrorisme et l'extrémisme, défiant Al Azhar et son certes peu probant Observatoire chargé de surveiller les publications des groupes terroristes sur Internet, créé en 2015.
« Il n'existe pas de divergences fondamentales entre Al Azhar et l'État dans la mesure où la première n'est pas indépendante par rapport à l'autre, rappelle toutefois Hassan Nafaa, célèbre professeur émérite de sciences politiques à l'Université du Caire. Si l'on veut véritablement amorcer un renouveau du discours religieux permettant de lutter en profondeur contre le terrorisme, il faudrait s'appuyer sur une institution parfaitement indépendante de l'État et de ses contingences politiques, ce qui n'est pas le cas d'Al Azhar. Et en réalité, c'est précisément sur le terrain du renouveau du discours religieux, où il semble se poser en rival, que le grand imam agit en fait comme un employé au service de l'État et du président qu'il est juridiquement et effectivement ».
Qu'est-ce qu'Al Azhar ?
Mosquée fondée en 970, Al Azhar est devenue une gigantesque institution regroupant pléthore d'organismes. À leur tête, la « Masheikha », siège du grand imam, actuellement le Sheikh Ahmed El Tayeb, constitue une instance resserrée, sous contrôle étroit du sheikh entouré de plusieurs conseillers. Parmi les composantes essentielles d'Al Azhar, l'université du même nom, accueille quant à elle plus de 500.000 étudiants dont quelque 30.000 étrangers venus de 100 pays dans diverses facultés, des sciences islamiques à l'ingénierie. À de rares exceptions, seuls les élèves ayant suivi leur scolarité dès la primaire dans les instituts d'Al Azhar présents dans toute l'Égypte peuvent s'inscrire à cette université. Al Azhar est composé d'autres organismes importants, tel que son organe magistériel, le Conseil suprême des Oulémas.
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